LUHVNA & ANDREÏ ♦

L’eau glacée asséna ses mille et uns coups de dagues imaginaires. Dans une volupté étouffante, elle enferma dans un étau le corps qui venait de s’immerger en toute insouciance, engourdissant tous ses muscles dans un premier temps. Elle embrassait enfin son amant prisonnier pour une baignade qui n’appartenait qu’à lui comme si elle souhaitait le noyer et le garder à elle pour toujours. Être natif de la Russie neigeuse n’était plus un avantage lorsque l’heure avait passé minuit : la température était descendue jusqu’aux négatives si bien que le temps d’adaptation semblait un instant beaucoup trop long durant lequel son souffle fut coupé. Une apnée forcée et désagréable qu’il ne connaissait que trop, une douleur exquise qui laissait présager un futur bien-être et qu’il fallait subir en silence. Puis la violence de l’eau s’estompa lentement tandis que sa peau nue s’immunisait enfin contre le choc thermique. C’est alors avec un sourire paisible qu’Andreï se laissa plonger entièrement sous l’élément sombre du lac. Une lune ronde et pleine avait pris ses droits sur le domaine de Magiya et l’on devinait aisément au silence de plomb qui y régnait que le couvre-feu avait été sonné depuis déjà bien longtemps. Obéir aux règles n’était pas la meilleure qualité qui puisse caractériser les élèves mais en ce mois de décembre qui annonçait neige et froid, peu d’âmes courageuses préféraient l’extérieur à la chaleur rassurante d’un feu de cheminée. Romansky, à croire que le paradoxe régissait sa vie en tout point, en avait profité pour enfiler son bonnet fétiche et couvrir sa nuque d’une écharpe chaude avant de se glisser jusqu’à l’extérieur pour profiter du calme du parc. L’initiative aurait pu s’arrêter dans une promenade classique, saluant la sagesse du jeune homme si toutefois elle ne s’était pas accompagnée de détails plus saugrenus.

En effet, sous la faible lueur argentée de la lune, on pouvait distinguer sur l’herbe blanchâtre et gelée un petit tas obscure composée de nombreux tissus. Qu’on se le dise, Andreï ne se vantait pas de ne pas craindre le froid à tort. Délaissant jusqu’au moindre tissu ses vêtements de la journée ainsi que la veste de rigueur, il s’était glissé entièrement nu dans l’eau comme s’il s’agissait d’une simple piscine à température idéale. Quelle folle idée l’aurait-on blâmé si néanmoins les quelques personnes de son entourage n’avaient pas appris à leur dépends que cette situation était devenue malheureusement une habitude depuis qu’il arpentait les couloirs du manoir russe. Si certaines filles faisaient de leurs cheveux une manie superficielle à longueur de journée ou bien si de rares maniaques souffraient de tics handicapants, Andreï lui se délectait de la sensation unique qu’apportaient la nudité et l’eau. Son esprit masochiste en appréciait le malaise éphémère quand il avançait lentement dans le lac pour s’immerger. Son goût pour la discrétion l’avait poussé à ce petit plaisir nocturne, à l’abri de tous les regards inquisiteurs qui n’auraient pas saisi la simplicité de la chose sinon son côté tordu. L’exhibitionnisme dont il faisait preuve ne résultait certainement pas d’un esprit mal placé ou lubrique qui aurait pu corrompre l’âme déjà tourmentée d’Andreï. Comme par un instinct primitif digne des Narodov Vostoka, il avait besoin de communier avec sa Russie natale et ne désirait sûrement pas qu’une foule se forme autour de lui afin d’en apprécier sa musculature. Encore fallait-il que ses idées soient claires. Près de la masse de ses vêtements, était posée négligemment une petite bouteille bien entendu vide. N’importe quel russe aurait pu reconnaitre l’odeur forte qui occupait encore le verre : de la vodka. Et en tout slave qui se respecte, il l’avait bien sûr vidé tout seul ! Aidé par une ivresse prenante, Andreï ne pouvait que profiter avec délectation de cet instant solitaire. Lorsque son souffle ne lui permit plus de demeurer en apnée, il refit enfin surface tout en prenant une profonde inspiration silencieuse. Un regard furtif dans les alentours le rassura quant à la présence probable d’un intrus et il retrouva son sourire quelques peu niais et reposé, signifiant clairement qu’il était saoul. De ses deux mains, il se frotta le visage pour éliminer les quelques gouttes qui continuaient de perler le long de ses joues avant de passer une main nerveuse dans ses cheveux pour les ébouriffer nonchalamment. Il ne craignait rien en ces lieux.

C’est donc avec une assurance et une insouciance certaine qu’il continua de profiter de cette baignade improvisée. La température glaciale de l’eau ne lui faisait plus aucun effet, c’était tout juste si elle l’enveloppait dans un cocon dans lequel il se sentait à l’aise. Ne prononçant aucun mot, il s’immergeait régulièrement, comme pour se rafraichir les idées qui n’avaient plus rien de cohérent à ce moment précis. Le calme du lac était tel qu’il percevait le moindre bruit, le moindre frémissement de l’eau mais divagant dans un montre qui n’était plus le même, il ne s’apercevait même pas de l’âme qui rejoindrait les lieux à cet instant. Cette douce illusion pourrait-elle lui être fatale ?